Chaire Francqui : Vulnérabilité familiale et évolutions sociétales
La notion de vulnérabilité dans le cadre de la grossesse, de la conjugalité et de la maternité protège-t-elle les femmes et l’égalité de genre ? Ou, au contraire, cette notion les maintient-elle dans une position de subordination où leur liberté de choix n’est pas reconnue ? C’est la question posée par les féministes mais également par Diane Roman au cours de cette deuxième leçon de la Chaire Francqui.
Historiquement, la vulnérabilité était liée à la condition biologique des femmes. Il fallait les protéger parce qu’elles étaient ignorantes et incapables de prendre des décisions sensées ! Aujourd’hui, cette notion de vulnérabilité est davantage envisagée au regard d’un ordre social inégalitaire.
A l’aide d’un exemple évocateur, Diane Roman plante le décor. Elise est une jeune femme d’une vingtaine d’années ; elle ne se considère pas féministe et trouve que ce sont des questions dépassées : elle sait tout ce que sa grand mère a fait pour avoir le droit de vote, le droit de travailler sans demander l’autorisation à son mari, ou encore pour pouvoir prendre la pilule. Mais tout ca, c’est de l’histoire ancienne. Elise n’a pas de problème, elle et ses amies se sentent égales aux hommes. Ces vieilles histoires de femmes soumises et au foyer, ça la fait même un peu rire. Elle se sent libre, elle décide de sa vie… Elise travaille comme manipulatrice dans un laboratoire biochimique, elle a suivi une formation pour cela, elle l’a décidé. Elle prend la pilule, elle décide de son corps. Elle et l’amour de sa vie se marient, un joli mariage d’amour. Elise est heureuse, elle est enceinte, ils l’ont voulu. Mais elle doit changer d’emploi, c’est la loi, on ne peut pas être enceinte et continuer à manipuler des substances biochimiques. Peu importe, Elise a autre chose à l’esprit : son grand souci du moment, c’est d’organiser un projet de naissance de son enfant : Elise veut accoucher de façon naturelle, juste avec une sage-femme : c’est son corps après tout ; sa décision, n’est ce pas ? Finalement, l’accouchement ne se passe pas du tout comme elle l’avait prévu : elle est obligée d’accoucher dans une maternité, où elle est perfusée, monitorée et subit une épisiotomie. Ce sont les médecins qui l’ont décidé, mais après tout, ils savent mieux qu’elle ce qui est bon pour elle et son bébé, n’est ce pas ? D’ailleurs, son bébé, c’est sa priorité, elle arrête même de travailler pour s’en occuper. Elle décide, car c’est ce qui est le meilleur pour lui et puis, de toute façon, il n’y a pas de place en crèche. Et son bébé, il faut vraiment s’en occuper, car les choses ne vont pas bien à la maison. Son grand amour a changé, il est devenu violent. Elise sait que c’est parce que le bébé dort mal et pleure la nuit que son mari est épuisé et qu’il s’énerve si facilement ; et puis, il a perdu son travail. Alors, elle ferme les yeux, encaisse les coups, ruse pour ne pas l’énerver davantage et pour cacher les bleus. Mais elle ne peut pas le quitter. Où irait-elle ? Et avec quelles ressources vivrait-elle ? Jusqu’au jour où elle a peur, pour elle mais surtout pour le bébé. Elle s’enfuit, demande le divorce. Elle est courageuse, Elise, mais elle a l’impression de ne plus tout décider. En fait, elle a l’impression de subir. . Oui, Elise est autonome. Mais elle est aussi en situation de vulnérabilité. Au nom de celle-ci, le droit la protège mais, ce faisant, il restreint ses libertés. L’employeur, le médecin, le juge décident pour elle. A travers cet exemple, Diane Roman révèle toute l’ambivalence de la notion de vulnérabilité.
Toute la mère se résume à son utérus !
La grossesse est aujourd’hui protégée par le droit pénal, le droit social et le droit médical. Elle est par exemple reconnue comme circonstance aggravante en cas de violence physique. Elle est aussi protégée dans le cadre du droit social qui prévoit des règles spécifiques pour les femmes enceintes, ayant accouché ou allaitantes, les protégeant d’un certain nombre de travaux jugés dangereux. L’intention est donc bien de protéger la femme enceinte. Mais une lecture plus nuancée du droit social amène à s’interroger sur l’objet de la protection : protège-t’il le corps de la femme enceinte ou sa maternité ? La Cour de justice de l’Union européenne, dans le cadre d’une affaire légale de mère porteuse, a refusé d’accorder le congé de maternité à la mère d’intention, parce qu’il s’agit de protéger la situation biologique de la femme ayant accouché ainsi que le lien particulier qui l’unit à son enfant. La justice s’est donc focalisée sur la vulnérabilité de la femme qui vient d’accoucher sans prendre en compte les autres situations de vulnérabilité comme celle de l’enfant, voire des pères. «Toute la femme se résume à son utérus », en conclut Diane Roman en reprenant l’adage latin.
Quant au droit médical, il repose sur le principe de codécision du médecin et du patient. Mais celui-ci s’applique-t-il en cas de grossesse ? Exemple : lorsqu’une femme enceinte dit « mon médecin m’a autorisé à le faire », elle s’en remet entièrement à la décision de ce dernier. En France, une femme enceinte est soumise à un suivi médical et psychosocial obligatoire. Mais ce suivi porte-t-il sur la situation de grossesse ou plus largement sur la situation matérielle ou sociale vécue par la femme enceinte ? Aucune réponse claire à ce sujet. La distinction est pourtant importante parce que c’est bien la grossesse qui impose de mesures de protection que la femme n’aurait autrement pas décidées. Autre exemple, il n’existe que très peu de maisons de naissance (5 sur tout le territoire français !), le corps médical y étant farouchement opposé. Au nom de la protection de la grossesse, il est donc difficile, voire même impossible, pour une femme de faire le choix d’un accouchement non médicalisé.
La liberté et l’égalité à l’épreuve des violences conjugales
L’ambivalence de la notion de vulnérabilité est également présente dans un contexte de conjugalité. Les conjoints sont aujourd’hui soumis aux mêmes lois et obligations. Cela étant, même si le mariage est égalitaire, il existe des situations, telles que les violences conjugales, où l’égalité et les libertés rencontrent la vulnérabilité. Si aujourd’hui, la violence conjugale est dénoncée et théoriquement punie, les chiffres sont glaçants. Elle concerne 2 millions de femmes en France. 118 en sont mortes en 2014 et 217 000 ont souffert de violences physiques ou sexuelles de la part de leur conjoint ou ex conjoint. Le fait que celles-ci soient commises par leur conjoint ou leur ex-conjoint est aujourd’hui reconnu comme circonstance aggravante. Pourquoi ? Parce que l’existence d’une relation « amoureuse » - si on peut utiliser ce terme en pareilles circonstances- crée une dépendance affective qui mène à des abus et qui génère de la vulnérabilité. Elle justifie donc une mesure de protection spécifique.
Mais cette vulnérabilité est-elle prise en compte lorsque la victime se transforme en accusée ? C’est toute la question de la légitime défense en matière de violences conjugales. En France, deux « affaires » illustrent cette question. Madame Lange a tué son conjoint alors qu’il tentait de l’étrangler. Elle a été acquittée parce que, dans son cas, la légitime défense a été reconnue. Madame Sauvage a, quant à elle, été condamnée. Si elle a subi de nombreuses violences, la légitime défense n’a pas été reconnue parce qu’elle a tiré sur son époux alors qu’il était de dos. La légitime défense en droit français suppose des conditions précises : être victime d’une agression injustifiée, se protéger par un acte concomitant et une riposte proportionnelle à l’attaque. Cette notion n’a pas été pensée pour les violences domestiques qui impliquent un processus de sidération de la victime qui encaisse mais ne se défend pas ou se défend en mettant en place des stratégies de survie irrationnelles. Cette situation spécifique n’est donc pas prise en compte par le droit français ou belge. Elle l’est en revanche par le droit canadien qui considère la notion de cycle de violence, la situation psychologique de la victime et les rapports de force.
La mère isolée est-elle condamnée à la chasteté ?
Enfin, Diane Roman aborde le lien entre maternité et vulnérabilité. Elle envisage plus particulièrement le cas des mères célibataires. Les chiffres le montrent, les femmes sont plus sujettes à la pauvreté que les hommes. Plusieurs raisons à cela : les inégalités salariales mais aussi le fait que les enfants leur sont plus largement confiés. La vulnérabilité des mères isolées est prise en compte par le droit et l’action sociale via le prisme de la maternabilité, c’est-à-dire l’aptitude des femmes à prendre en charge et à gérer leur famille. C’est elle qui va conditionner le droit aux allocations sociales.
Les politiques sociales n’attendent pas la même chose des hommes et des femmes. Pour l’homme, il s’agit de trouver un emploi, pour la femme de s’occuper de son foyer. Même s’il n’existe pas d’allocation pour rester au foyer, il existait en France une allocation pour parents isolés sans condition de recherche d’emploi. En 2008, cette allocation a été remplacée par le RSA majoré qui suppose la recherche d’un emploi sous réserve des conditions particulières en matière de garde d’enfants. Mais qu’est-ce que cela signifie ?
On sait en revanche que pour bénéficier des allocations la mère doit être isolée. Cela s’accompagne d’un contrôle, d’une enquête sociale, et donc d’une intrusion dans la vie privée pour vérifier qu’elle est effectivement isolée. Concrètement comment cela s’applique-t-il ? Lorsqu’une femme entretient une relation, doit-on considérer qu’elle n’est plus isolée même si l’homme ne s’investit pas, financièrement, dans l’éducation des enfants ? La femme isolée est-elle condamnée à la chasteté ?
De même, la « maternabilité » est contrôlée par les services de protections maternelle et infantile français. Au nom de la protection de la famille, des mécanismes de surveillance et d’intrusion dans la vie des familles se mettent en place. La bienveillance se transforme alors en injonctions normatives sur la manière de se comporter !
Tout au long de cette deuxième leçon, Diane Roman a mis en évidence l’ambivalence de la notion de vulnérabilité. Le droit utilise ce même dispositif dans des situations très différentes. Dans certains cas, la vulnérabilité protège la femme et l’égalité homme-femme, mais dans d’autres, elle l’empêche de décider pour elle-même et renforce ainsi l’inégalité de genre. C’est certainement ce qui explique la méfiance des féministes à l’égard de la notion de vulnérabilité. Et pourtant, si elle est ambigüe, elle est aussi nécessaire pour répondre aux enjeux de l’égalité.
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http://www.unamur.be/droit/vs/chaire-francqui-diane-roman