De la peau de crocodile au psoriasis ou à l’eczéma...
Des chercheurs des universités de Genève et de Berne, en collaboration avec Dominique Lambert, du Centre recherche naXys de l’Université de Namur, ont découvert un processus aléatoire inédit dans les sciences du vivant! Ils viennent de publier, ce 29 novembre, les résultats de leurs recherches dans la prestigieuse revue « Science ». Dans cet article, les chercheurs démontrent que les écailles de la face et de la mâchoire du crocodile émergent d’un processus physique aléatoire de craquage de la peau, lors du développement embryonnaire. Cette démonstration remet ainsi en question une règle que l’on pensait universelle à savoir que chez les vertébrés, les plumes, les poils et les écailles se développent selon des processus génétiquement contrôlés.
Ces résultats ouvrent une nouvelle voie, celle de l’exploration des interactions subtiles entre les paramètres génétiques et physiques. Ils ouvrent également la voie vers de nouvelles recherches puisque le motif des écailles faciales de crocodiles présente des similitudes avec celui des rides sur le visage humain, ou avec la configuration de fissures de la peau associée à certaines pathologies, telles que le psoriasis, le diabète ou l’eczéma.
Les appendices cutanés kératinisés croissent et se différencient à partir de groupes de cellules exprimant des gènes spécifiques, nommés primordia. Ces unités développementales, qui sont sous contrôle génétique, président ainsi au développement embryonnaire des plumes, des poils et des écailles. La plupart des serpents et des lézards, par exemple, ont de plus grandes écailles sur la tête pour une meilleure protection mécanique. Elles sont toutes issues de primordia et forment un motif symétrique prévisible de chaque côté de la tête.
L’étude menée par les chercheurs suisses et namurois, vient de fournir une exception à cette règle. Les écailles de la face et de la mâchoire du crocodile ont une forme et une taille très variables d’un animal à l’autre, sans symétrie bilatérale. Le dessin qu’elles forment, composé de polygones (principalement des pentagones et des hexagones), ressemble au dessin de la boue ou de l’asphalte craquelé. Les chercheurs ont alors émis l’hypothèse que ces écailles ne sont pas des unités développementales génétiquement contrôlées, mais le résultat d’un processus analogue au « cracking » physique.
Pas besoin d’instructions génétiques
Les chercheurs ont alors combiné diverses approches pour étudier le motif anarchique de ces écailles. Ils ont effectué des reconstructions informatiques à haute résolution de la géométrie en 3D, de la texture et de la couleur de chaque tête de crocodile étudié. Ils ont ensuite analysé les propriétés statistiques de ces écailles à l’aide de logiciels spécifiques développés par l’Université de Berne et d’outils de la géométrie aléatoire utilisées par D. Lambert.
Les analyses démontrent que la taille, la forme et la distribution spatiale des écailles faciales des crocodiles est largement aléatoire et asymétrique, avec une grande variabilité interindividuelle, à l’inverse de ce que l’on observe chez les serpents et les lézards. Ils ont découvert que leur motif possède effectivement la signature de ce phénomène bien connu en physique, mais inédit en biologie : « le cracking ». Ce dernier est dû au rétrécissement d’une couche de matériau adhérant à un substrat qui ne rétrécit pas.
Le « cracking » chez le crocodile
L’hypothèse de la formation de la peau par craquage a été testée à l’aide de techniques de biologie du développement. La tête du crocodile a ceci de particulier qu’elle arbore de minuscules récepteurs de pression disséminés. Grâce à eux, ces reptiles détectent des différences de pression lorsque la surface de l’eau est agitée par une proie et peuvent ainsi s’en approcher rapidement, même dans la nuit. Les chercheurs ont pu déterminer que la configuration de ces organes sensoriels est établie au stade embryonnaire et que leur morphologie se dessine avant l’apparition des écailles. Des sillons apparaissent ensuite autour des récepteurs et établissent des interconnections pour former un réseau continu de plis sur la peau en développement.
Ce processus génère un motif anarchique d’écailles polygonales, dont les formes résultent vraisemblablement de la tension mécanique exercée sur la peau épaisse et rigide par la croissance rapide du squelette sous-jacent. La continuité de la peau, quant à elle, est maintenue par une prolifération cellulaire très fortement augmentée dans la région profonde des sillons formant les fissures. L’importance de paramètres purement physiques dans l’élaboration de la forme tridimensionnelle de l’embryon a probablement été largement sous-estimée. C’est potentiellement pertinent pour tous les stades du développement embryonnaire, chez tous les animaux.
Le « cracking » pour expliquer les fissures de la peau associées à certaines pathologies
Le motif des écailles faciales de crocodiles ressemble à celui formé par les rides sur le visage humain, ainsi qu’à la configuration de fissures de la peau associée à certaines pathologies, telles que le psoriasis, le diabète ou l’eczéma. Les résultats pionniers de cette équipe invitent à explorer les interactions réciproques entre les paramètres génétiques et physiques aléatoires, tels que le stress mécanique, aussi bien au stade embryonnaire qu’adulte chez de nombreuses espèces.
Une recherche née d’une rencontre et d’un partage d’idées
« Cette recherche est née de ma rencontre avec Michel Milinkovitch, du Département de génétique et évolution de l’Université de Genève. Preuve que les collaborations et les découvertes scientifiques émergent parfois simplement d’une rencontre et d’un partage d’idées » se réjouit Dominique Lambert. Ces résultats montrent également combien l’interdisciplinarité, chère à l’Université de Namur, est essentielle puisqu’ils prouvent, une fois de plus, que la physique et les mathématiques peuvent contribuer à la compréhension de phénomènes biologiques.
Contact :
Dominique Lambert
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dominique.lambert@fundp.ac.be